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Depuis l’exécution de Venzel, Himmler était fidèle à sa parole. Il alla jusqu’à tenir l’une de ses promesses en l’absence de Kersten, et sans la moindre pression de la part du docteur, et même sans qu’il le sût.
Dans le courant de ce mois de février que Kersten passait à Stockholm en négociations, deux mille sept cents Juifs, internés jusque-là au camp de triage de Theresienstadt, avaient été désignés pour aller dans un camp de mort, où les attendaient les chambres à gaz et les fours crématoires. Deux trains furent chargés de ces malheureux et amenés sur une voie de garage, prêts à partir.
Le chef du convoi en avertit le Q.G. de Himmler et demanda l’ordre de mettre les trains en marche. Ce fut Brandt qui reçut la communication. Il passa dans le bureau du Reichsführer et la transmit.
— Deux mille sept cents, dites-vous ? demanda Himmler.
Il fronça légèrement les sourcils. Le chiffre lui rappelait quelque chose. Soudain, il s’écria :
— Deux mille sept cents, voilà qui tombe à merveille. J’ai promis à Kersten de libérer deux à trois mille Juifs que les Suisses sont prêts à recevoir. Faites donc aiguiller ces trains non pas vers l’est, mais vers la frontière suisse. Prévenez immédiatement les autorités helvétiques, la Gestapo, les chemins de fer et nos gardes-frontières.
Himmler hocha la tête et ajouta ravi :
— Deux mille sept cents, hein ? On croirait que c’est fait exprès. Ni trop, ni trop peu.
Il eut un sourire à demi sarcastique, à demi attendri et dit encore :
— Juste de quoi satisfaire une des lubies de ce bon docteur.
Une heure plus tard, les deux trains s’ébranlaient où hommes, enfants, femmes étaient entassés jusqu’à l’étouffement. Les cahots les jetaient les uns contre les autres, comme des bêtes parquées à l’étroit. La faim au ventre, la gorge desséchée de soif, les poumons à la torture par manque d’air, la chair glacée sous leurs haillons, ils commencèrent un voyage de suppliciés. Pourtant ils redoutaient d’en voir le terme. Ils savaient que la mort les y attendait, la mort qui portait l’uniforme des S.S. Ils roulaient hâves, sales, glacés, malades, l’épouvante dans l’âme. Quand ils eurent traversé toute l’Allemagne, il restait à peine assez de force aux mères pour plaindre leurs enfants.
Et voilà que le train ralentit et s’arrête. Et que les wagons à bestiaux s’ouvrent. Et voilà les S.S. Ils sont là. Toute une compagnie.
Mais pourquoi, au lieu de se jeter sur les victimes qui débarquent en trébuchant et au lieu de les chasser à coups de crosse vers les chambres à gaz, pourquoi les saluent-ils, pourquoi présentent-ils les armes ? Et que signifie tout le reste… ? Cette folie bienheureuse, ce rêve étoilé… !
Les deux mille sept cents Juifs, hommes, femmes, enfants, les deux mille sept cents squelettes en guenilles défilent devant les S.S. au garde-à-vous, traversent la frontière et, à la place des bourreaux qu’ils s’attendaient à voir, trouvent les infirmières de la Croix-Rouge suisse qui les accueillent avec des sourires et des larmes de bienvenue.